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SÉQUENCE V : LA PROPHÉTIE OU LE FUTUR DU PASSÉ

I. Les tables comestibles (2)


Les Troyens sont arrivés dans le Latium. Ils ont préparé un repas frugal.


Aeneas primique duces et pulcher Iulus
corpora sub ramis deponunt arboris altae
instituuntque dapes, et adorea liba per herbam
subiciunt epulis (sic Iuppiter ipse monebat)
et Cereale solum* pomis agrestibus augent.
Consumptis hic forte aliis, ut vertere morsus
exiguam in Cererem* penuria adegit edendi
et violare manu malisque audacibus orbem
fatalis crusti, patulis nec parcere quadris :
"Heus, etiam mensas consumimus !" inquit Iulus,
nec plura alludens. Ea vox audita laborum
prima tulit finem, primamque* loquentis ab ore
eripuit pater ac stupefactus numine pressit*.
Continuo : "Salve, fatis mihi debita tellus,
vosque, ait, o fidi Troiae, salvete, Penates !
Hic domus, haec patria est."

VIRGILE, Enéide, 7, 106-122.


*solum : le sol; ici, le support (constitué par les galettes)
*Ceres,Cereris : Cérès; tout aliment à base de farine (ici : la galette)
penuria,ae le manque
*v. 112 : le v. principal de la phrase qui commence au v. 112 (consumptis ...) est inquit au v. 116
*primam : dès qu'elle sortit de la bouche de Iule
*pressit (vocem) : Enée coupe la parole à son fils


ab, ab, prép. : (+abl) à partir de
ac, atque, conj. : et, et aussi
adigo, is, ere, egi, actum : pousser en avant, enfoncer
adoreus, a, um : de blé
Aeneas, Enée
aeneus, a, um : d'airain, de bronze
agrestis, e : relatif aux champs, agreste, rustique, peu évolué,
grossier
ait, vb. irr. : dit, dit-il
alius, a, ud : autre, un autre
alludo, is, ere, lusi, lusum : plaisanter
altus, a, um : haut, profond, grand (métaph.)
arbor, oris, f. : l'arbre
audax, acis : audacieux
audio, is, ire, iui, itum : entendre, apprendre ; bene, male : avoir bonne, mauvaise réputation
augeo, es, ere, auxi, auctum : augmenter, accroître
Cerealis, e : de Cérès (déesse de l'agriculture)
Ceres, eris, f. : Cérès
consumo, is, ere, sumpsi, sumptum : employer, épuiser
continuo, adv. : incontinent, à l'instant
continuus, a, um : ininterrompu
corpus, oris, n. : le corps
crustum, i, n. : le gâteau
daps, dapis, f. : surtout au pl. dapes, dapum : le sacrifice offert
aux dieux, le repas, le banquet
debeo, es, ere, ui, itum : devoir
depono, is, ere, posui, positum : déposer, abandonner
domus, us, f. : la maison ; domi : à la maison
duco, is, ere, duxi, ductum : conduire, -uxorem se marier
dux, ducis, m. : chef, guide
edo, is, ere, edidi, editum : faire sortir, faire naître, publier
ego, mei : je
epulum, i, n. : le repas public, ou sacré
eripio, is, ere, ere, ripui, reptum : arracher, enlever
et, conj. : et, aussi
etiam, inv. : même
exiguus, a, um : exigu, petit
fatalis, e: fatal, funeste
fatum, i, n. : le destin (surtout au pluriel)
fero, fers, ferre, tuli, latum : porter, supporter, rapporter
fides, ium, f. : lyre
fidus, a, um : sûr, fidèle
finis, is, f. : la limite ; pl., les frontière, le territoire
forte, inv. : par hasard
fortis, e : fort, vigoureux, courageux,
herba, ae, f. : l'herbe
heus, interj. : hola!, hé!
hic, adv. : ici
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre
inquit, vb. inv. : dit-il, dit-elle
instituo, is, ere, tui, tutum : organiser, entreprendre
ipse, ipsa, ipsum : même (moi-même, toi-même, etc.)
is, ea, id : ce, cette
Iulus, i, m. : Iule
Iuppiter, Iouis, m. : Jupiter
labor, oris, m. : la peine, la souffrance, le travail pénible
libum, i, n. : le gâteau, la galette
loquor, eris, i, locutus sum : parler
mala, ae, f. : la machoire
malo, mauis, malle, malui : préférer
malum, i, n. : pomme
malus, a, um : mauvais. comp. peior, sup. : pessimus (-umus)
manus, us, f. : la main, la petite troupe
mensa, ae, f. : la table
moneo, es, ere, ui, itum : avertir, engager à
morsus, us, m. : la morsure
nec, neque = et non , et...ne...pas
numen, inis, n. : l' assentiment, la volonté ; la volonté des dieux, la puissance divine; un dieu, une divinité
o, inv. : ô, oh (exclamation)
orbis, is, m. : le cercle, le globe. - terrarum : le monde
oro, as, are : prier
os, oris, n. : le visage
parco, is, ere, peperci, parsum : épargner
pater, tris, m. : le père, le magistrat
patria, ae, f. : la patrie
patrius, a, um : qui concerne le père, transmis de père en fils
patulus, a, um : large
penates, ium, m. pl. : pénates
penuria, ae, f. : le manque, la famine
per, prép. : (acc) à travers, par
plus, pluris, n. : plus, plus cher
pomum, i, n. : le fruit
premo, is, ere, pressi, pressum : presser, accabler
primus, a, um : premier (comparatif : prior)
pulcher, chra, chrum : beau
quadrum, i, n. : le carré, le quartier
ramus, i, m. : le rameau, la branche
saluete, imperatif de salvere : salut!
saluus, a, um : en bonne santé
sic, inv. : ainsi ; sic... ut : ansi... que
sol, solis, m. : soleil
solum, i, n. : le sol
solus, a, um : seul
stupefacio, is, ere, feci, factum : stupéfier
sub, inv. : sous
subicio, is, ere, ieci, iectum : placer sous
sum, es, esse, fui : être
tellus, uris, n. : la terre, le sol, le terrain, le pays
Troia, ae, f. : Troie
uerto, is, ere, uerti, uersum : tourner, changer, traduire
uiolo, as, are : traiter avec violence, profaner, outrager
uos, uestrum : vous
uox, uocis, f. : la voix, la parole, le mot
ut, conj. : pour que, que, comme


Commentaires :

a) 3, 245 - 257 — Enée et ses compagnons ont abordé dans une île où ils découvrent des troupeaux apparemment dépourvus de propriétaire. Ils abattent un certain nombre de bêtes pour les manger. Au cours du repas, les Harpies (monstres mi-femmes, mi-oiseaux) attaquent et souillent les victuailles. Les Troyens se défendent et les mettent en fuite. L'une d'elles s'adresse à eux.

Son discours comprend quatre parties :

1. accusations;
2. annonce de la prophétie;
3. prophétie favorable;
4. prophétie défavorable.

1. Les accusations de Céléno sont empreintes de mauvaise foi : la mise à mort des taurillons est un fait incontestable (mais peut-on en faire le reproche aux Troyens qui les ont crus sans maître ? v. 221 - nullo custode), mais contrairement aux intentions que Céléno prête à ses interlocuteurs, ils ne sont pas venus apporter la guerre, ils n'ont fait que se défendre; ils ne veulent pas chasser les Harpies de leur domaine ancestral, ils ne sont que de passage.

Le fait que Céléno appelle les Troyens Laomedontiadae (seul emploi de ce mot dans toute l'Enéide) équivaut à une accusation de traîtrise (Laomédon est ce roi de Troie qui avait tenté de berner Apollon et Neptune qui avaient construit ses remparts).

2. Céléno "met en scène" sa prophétie. Elle l'annonce solennellement (avec un pléonasme haec - mea). De plus, elle la place sous une triple autorité : celle de Jupiter, d'Apollon et la sienne propre. Cette énumération de divinités est en gradation décroissante, mais en fait, dans l'esprit de l'auditeur, l'itinéraire s'inversera quand la prophétie aura été émise : les prédictions de Céléno viennent d'Apollon qui les tient lui-même de Jupiter. Chaque étape renforce la véracité de la prophétie. Il faut remarquer qu'elle a "transité" par Apollon, dieu des oracles, c'est donc un gage supplémentaire de vérité.

3. Céléno qui a démontré qu'elle savait à qui elle avait affaire (Laomedontiadae) apparaît aussi informée du destin des Troyens (Italiam cursu petitis), fournissant ainsi une preuve supplémentaire de sa mauvaise foi: il y a en effet contradiction avec le v. 249 où elle traite les Troyens d'envahisseurs. Céléno passe ensuite au futur pour annoncer aux Troyens qu'ils atteindront leur but et fonderont une ville.

4. Mais (sed) une épreuve terrible les attend : ils mangeront leurs tables, ce qui implique une famine meurtrière. Pour rendre sa prophétie plus terrible, Céléno qualifie la faim de dira et fait de l'épreuve un châtiment imposé aux Troyens pour l'injustice qu'ils ont commise à leur égard. Le lecteur comprendra plus tard que tout ceci est à mettre au crédit de la méchanceté de Céléno.

Les Troyens ont été terrifiés par la prophétie de Céléno. Un peu plus tard, le devin Hélénus, d'origine troyenne et installé en Epire, les rassure mais de manière vague : "Ne redoute pas ces tables que tu devras mordre" (3,394).

b) 7, 107 - 122 — A présent, les Troyens sont arrivés dans le Latium. Ils préparent un repas frugal où des galettes de froment servent de plats et d'assiettes. Il est capital de remarquer que ce dispositif leur a été "soufflé" par Jupiter lui-même (1). On peut s'étonner que le maître des dieux intervienne dans ce domaine bassement domestique, mais la suite montrera que l'enjeu est capital : Jupiter s'apprête à adresser à Enée un message capital : son voyage est fini.

Le repas terminé, les Troyens, encore affamés, mangent les galettes. Ainsi s'accomplit la prophétie de Céléno, avec cependant une restriction pour l'adjectif dira qu'elle a utilisé pour qualifier la faim des Troyens. En fait, poussée par le ressentiment et sa cruauté naturelle, elle a prophétisé sur le mode sinistre un événement somme toute assez anodin.

Iule constate alors naïvement qu'ils sont en train de manger leurs tables. Il s'agit d'une plaisanterie innocente qu'explique sans doute le jeune âge du personnage ; mais justement, la naïveté dans ce domaine peut être considérée comme le vecteur de la vérité (2). De plus, en tant que fils d'Enée, Iule est un personnage éminent.

C'est Enée qui aussitôt met en rapport la plaisanterie de son fils avec la prophétie de Céléno. Dans sa volonté de nuire, elle a usé d'une métaphore que ses auditeurs ne pouvaient percevoir comme telle. L'emploi de mensas pour désigner les galettes relève de la coloration sinistre déjà signalée à propos de la faim éprouvée par les Troyens(fames dira / penuria edendi).

En réalité, la prophétie imprécatoire de Céléno se révèle au moment de sa réalisation bien moins terrible qu'on ne pouvait s'y attendre et finalement porteuse de bonnes nouvelles. Au fond, ce n'était qu'un pétard mouillé (3).


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(1) monere n'implique pas que Jupiter soit apparu pour donner ses consignes; il s'agit plutôt d'une sorte de suggestion inconsciente.
Par ailleurs, on peut trouver à l'utilisation des galettes comme plats une justification rationnelle : en effet, en Sicile, Enée a perdu des vaisseaux, ce qui le contraint à achever son voyage avec une flotte réduite chargée d'une poignée de guerriers. Il est donc logique qu'on n'ait embarqué qu'une cargaison minimale. Si on admet que la vaisselle (de terre cuite) a été sacrifiée au profit du chargement humain, Enée et ses compagnons se trouvent, au moment où ils abordent dans le Latium dans l'incapacité (à la fois pour des raisons techniques et temporelles) de s'en fabriquer une.

(2) voir l'anecdote où Paul Emile reçoit un présage de victoire par une parole de sa fille encore toute petite (CIC., de div., 1, 46; V.-M., 1, 5, 3)

(3) Dans les vers qui suivent (122-127), Enée mentionne qu'aux Enfers, Anchise avait renouvelé la prophétie de Céléno; cependant, le chant 6 est muet à ce sujet.