Amissa solus palma superabat Acestes ; VIRGILE, Enéide, 5, 519-531.
abnuo, is, ere, abnui : faire signe que non, refuser
Enée, arrivé en Sicile, célèbre des jeux funèbres en l'honneur de son père. La dernière épreuve est un concours de tir à l'arc. La cible est une colombe retenue par une cordelette au sommet d'un mât. Le premier concurrent atteint le mât, le deuxième tranche la cordelette, ce qui libère la colombe que le troisième abat en plein vol. Aceste, le quatrième concurrent, se trouve donc privé de cible. L'extrait retenu ici est fort mystérieux, et nul doute que Virgile l'a voulu. Avant de tenter une explication, il est indispensable de cerner les moyens mis en oeuvre pour créer le mystère. 1. Le prodige est annoncé et caractérisé avant d'être décrit; ce procédé mobilise l'attention du lecteur et l'incite à se poser des questions. 2. La caractérisation du prodige accumule les termes emphatiques : magno, ingens, terrifici. 3. Le prodige est suivi d'une comparaison qui lui donne une portée cosmique. 4. L'interprétation est évoquée mais non précisée. 5. Elle est rejetée dans un avenir vague (post, sera) et sans doute lointain. Bref, Virgile a déployé ici une énorme mise en scène stylistique autour d'un point d'interrogation. Les conditions dans lesquelles se déroule le prodige méritent d'être examinées. Aceste se livre à une prouesse qui semble sans signification : il a définitivement perdu (amissa palma), puisque la cible a été atteinte dans des conditions exceptionnelles qui font du concurrent précédent un incontestable vainqueur. Aceste ne décoche sa flèche que pour montrer son habileté et sa force, et "faire résonner" son arc. Mais ces conditions particulières lui permettent d'échapper à l'échec. En effet, il était impossible qu'il réussisse son coup (atteindre la colombe) et que le prodige se manifeste. L'absence de cible permet donc au prodige de garder sa signification complète, sans être altérée par un ratage (1). Par conséquent, le prodige pourra recevoir une interprétation positive. Les assistants étonnés (c'est-à-dire, comme frappés
par la foudre) sont dans l'incertitude et supplient les dieux. Enée
accepte le présage : il s'agit d'une démarche qui permet
à l'individu de "donner vie et valeur à la parole annonciatrice,
en disant qu'il l'accepte" (2). On peut donc déduire que bien
qu'il n'ait pas compris le sens du prodige, Enée a la conviction
qu'il s'agit d'un signe positif : la meilleure preuve en est qu'il attribuera
le prix à Aceste(3). On peut néanmoins tenter une interprétation; celle qui suit se base sur la suggestion de L.-A. Constans (5) que je me suis efforcé d'approfondir. La comparaison "homérique" revêt une importance capitale : alors que le plus souvent, ce procédé vise l'amplification de l'action dans le but d'en magnifier les moments forts (6), ici, il nous donne un élément-clé de la compréhension du présage. La flèche enflammée est comparée à une comète. Or, la comète est le signe de la divinisation (bien sûr, le lecteur contemporain de Virgile ne pouvait pas ne pas penser à la divinisation de César). La principale difficulté réside dans le fait que le prodige se rapporte ici à Aceste dont rien ne nous dit qu'il connut la divinisation. Le personnage d'Aceste doit être examiné de près. 1. Aceste est d'origine troyenne (selon certaines traditions, il est le demi-frère d'Anchise, donc l'oncle d'Enée) (7). 2. Aceste est installé en Sicile qui ne peut pas être considérée comme terre "italienne", mais qui, pour Enée, constitue la dernière étape avant l'Italie (8). 3. Après les jeux, éclate un incident grave : les Troyennes, excitées par Junon, mettent le feu à la flotte, ce qui entraîne a) l'abandon en Sicile d'une partie des compagnons d'Enée; Aceste apparaît ainsi comme une préfiguration multiforme d'Enée (12) : 1. par l'origine : il est Troyen; 2. par la généalogie : Aceste est le demi-frère d'Anchise; il représente donc la génération "pré-énéenne"; 3. par les aventures : avant sa naissance, sa mère ou ses parents sont venus de Troie en Sicile; selon certaine tradition, Aceste serait retourné à Troie pour porter secours à sa patrie et serait rentré en Sicile après la guerre ,faisant ainsi - et avant lui - le même voyage qu'Enée. Il peut donc être considéré comme le précurseur d'Enée; 4. par l'endroit où il séjourne : la Sicile, porte de l'Italie; 5. par la ville qu'il fonde avec Enée et dont il devient le roi : Acesta = nouvelle Ilion = Rome. Et si Aceste est symboliquement Enée, le prodige de la flèche enflammée symbolise la divinisation future d'Enée. Cela explique pourquoi le prodige ne pourra être interprété que plus tard : en effet, Aceste pourra être compris symboliquement comme un autre Enée au mieux quand Acesta aura été fondée, voire quand Enée lui-même aura été divinisé. Si c'est jusque là qu'il faut reporter l'interprétation du présage, on comprend pourquoi elle est absente de l'Enéide, puisque cet épisode échappe au cadre narratif de l'oeuvre de Virgile. Signalons enfin que cette interprétation donne à exitus ingens un sens satisfaisant : la divinisation d'Enée est bien un "dénouement considérable"(13). On voit tout ce qui sépare cet épisode des rêves commentés plus haut : 1. Le message est obscur. 2. Son sens n'est que pressenti. 3. Il ne peut être élucidé que par des symboles successifs : la flèche enflammée symbolise la comète qui elle-même est le signe de la divinisation; Aceste est symboliquement Enée. ____________________________________________________ (1) On connaît la signification négative que les Romains attachaient aux actes manqués, chutes, ... (2) R. BLOCH, Les prodiges dans l'Antiquité classique, p. 80 (3) 5, 531 - 540 (4) L'explication figurant dans l'édition - par ailleurs excellente - de F. PLESSIS et P. LEJAY (Hachette, 1959) n'a aucun sens : pour eux, le prodige désigne simplement Aceste comme vainqueur du concours. On peut dès lors se demander si exitus ingens n'est pas hors de proportion. Leur interprétation les amène alors à penser que Virgile "raille" les devins terrifiés qui, contrairement à Enée, n'ont pas compris le message. C'est également négliger le renvoi dans le futur de l'interprétation du prodige. Voir plus loin. (5) L'Enéide de Virgile, p. 172 - 173 (6) A titre d'exemple, voici les comparaisons qui émaillent le chant 4 : 1. 69 - 73 : Didon amoureuse = biche blessée; (7) Voir annexe (8) La Sicile est importante dans l'Enéide : Enée y passe deux fois (avant et après l'épisode carthaginois); Anchise y est enterré; de plus, il se pourrait que la légende d'Enée soit d'origine sicilienne (L.-A. CONSTANS, op. cit., p. 166). (9) Aceste est aussi appelé Egeste; sa mère est Ségeste. (10) 5, 755 - 757 (11) 5, 758 - 760 - Le premier temple de Vénus à Rome est dédié à Vénus Erycine (L.-A. CONSTANS, op. cit., p. 166). (12) Ce n'est peut-être pas un hasard si en 5, 521, Aceste est qualifié de pater : ce titre n'est certes pas propre à Enée, mais il lui est souvent attribué. (13) Le fait que le prodige est présage d'un événement
heureux semble être contredit par l'adjectif terrifici; en fait,
la "terreur" |