II. Le rêve impératif
Séduit par Didon,
Enée s'attarde à Carthage. Mercure lui apparaît une
première fois et lui transmet l'ordre de Jupiter : il doit quitter
Carthage et gagner l'Italie. Aussitôt, Enée fait ses préparatifs
de départ, malgré les supplications de Didon. Il dort sur
son navire prêt à appareiller.
Aeneas celsa in puppi, iam certus eundi*,
carpebat somnos, rebus iam rite paratis.
Huic se forma dei vultu redeuntis eodem
obtulit in somnis rursusque ita visa monere est,
omnia* Mercurio similis, vocemque coloremque
et crines flavos et membra decora iuventa :
"Nate dea, potes hoc sub casu ducere somnos* ?
Nec quae te circum* stent deinde pericula cernis ?
Demens ! nec Zephyros audis spirare secundos ?
Illa* dolos dirumque nefas in pectore versat,
certa mori, varioque irarum fluctuat aestu.
Non fugis hinc praeceps, dum praecipitare potestas* ?
Iam mare turbari trabibus saevasque videbis
collucere faces, iam fervere litora flammis,
si te his attigerit terris Aurora morantem.
Eia age, rumpe moras. Varium et mutabile* semper
femina." Sic fatus nocti se immiscuit atrae.
Tum vero Aeneas, subitis exterritus umbris
corripit e somno corpus sociosque fatigat.
VIRGILE, Enéide, 4, 554-572.
*eundi : gérondif de ire; compl. de l'adjectif certus
*omnia : acc. de point de vue
*ducere somnos : continuer de dormir
*te circum = circum te
*illa : désigne Didon
*dum praecipitare potestas (est tibi)
*varium et mutabile : attributs de femina; au neutre, ils donnent à
la réflexion vue une portée plus générale.
aeneus, a, um : d'airain, de bronze
aestus, us, m. : la chaleur, le bouillonnement
ago, is, ere, egi, actum : faire, traiter, pousser
ater, tra, trum : noir. uinum atrum, vin rouge
attingo, is ere, tigi, tactum : toucher à, toucher, atteindre
audio, is, ire, iui, itum : entendre, apprendre ; bene, male : avoir bonne,
mauvaise réputation
Aurora, ae, f. :l'aurore
carpo, is, ere, carpsi, carptum : cueillir, harceler, affaiblir
casu, inv. : par hasard
casus, us, m. : hasard, malheur
celsus, a, um : haut, élevé, grand
cerno, is, ere, creui, cretum : distinguer, comprendre, décider
certo, as, are : combattre, concourir
certus, a, um : certain
circum, adv. : à l'entour ; prép. acc. : autour de
circus, i, m. : cirque
colluceo, es, ere : briller, resplendir
color, oris, m. : la couleur, le teint du visage, l'éclat (du style)
coloro, as, are : colorer
corpus, oris, n. : le corps
corripio, is, ere, ripui, reptum : saisir, s'emparer de
crinis, is, m. : le cheveu, la chevelure
dea, ae, f. : la déesse
decorus, a, um : qui convient, qui sied, orné, paré
decus, oris, n. : gloire, honneur
deinde, adv. : ensuite
demens, entis : fou, dément
demo, is, ere, demi, demptum : ôter, enlever
deus, i, m. : le dieu
dirus, a, um : sinistre, de mauvaise augure, effrayant
dolus, i, m. : l'adresse, la ruse
duco, is, ere, duxi, ductum : conduire, -uxorem se marier
dum, inv. : tant que
e, prép. : (+abl) hors de, de
eia, interj. : courage! allons!
eo, is, ire, iui, itum : aller
et, conj. : et, aussi
exterreo, es, ere, terrui, territus : épouvanter
fatigo, as, are : fatiguer, épuiser, tourmenter, accabler, gronder
fax, facis, f. : la torche
femina, ae, f. :la femme
ferueo, es, ere, ferbui, - : être bouillonnant, être agité
flamma, ae, f. : la flamme
flauus, a, um : jaune, blond
fluctuo, as, are : être agité, flotter
for, aris, fari : parler, dire
forma, ae, f. : la forme, la beauté, le plan
formo, as, are : former, façonner
fuga, ae, f. : fuite
fugio, is, ere, fugi : s'enfuir, fuir
hic, adv. : ici
hic, haec, hoc : ce, cette, celui-ci, celle-ci
hinc, adv. : d'ici
iam, inv. : déjà, à l'instant
idem, eadem, idem : le (la) même
ille, illa, illud : ce, cette
immisceo, es, ere, miscui, mixtum : mêler
in, prép. : (acc. ou abl.) dans, sur, contre
ira, ae, f. : la colère
ita, inv. : ainsi ; ita... ut, ainsi que
iuuenta, ae, f. : la jeunesse
litus, oris, n. : le rivage
mare, is, n. : la mer
membrum, i, n. (généralement au plur) : le membre, l'organe
Mercurius, ii, m. : Mercure
moneo, es, ere, ui, itum : avertir, engager à
mora, ae, f. : le délai, le retard, l'obstacle
morior, eris, i, mortuus sum : mourir
moror, aris, ari : s'attarder, demeurer
mutabilis, e : changeant
natus, i, m. : sing. (poét.) le fils, plur. : les petits d'un animal
nec, neque = et non , et...ne...pas
nefas, inv. : criminel, sacrilège
non, neg. : ne...pas
nox, noctis, f. : la nuit
offero, fers, ferre, obtuli, oblatum : offrir, donner
omnis, e : tout
paro, as, are : préparer
pectus, oris, n. : la poitrine
periculum, i, n. : le danger
possum, potes, posse, potui : pouvoir
potestas, atis, f. : le pouvoir
praeceps, cipitis : la tête en avant, la tête la première
praecipito, as, are (svt pronominal) : (se) précipiter
puppis, is, f. : la poupe
qui, quae, quod, pr. rel : qui, que, quoi, dont, lequel..., après
si,nisi, ne, num = aliqui
redeo, is, ire, ii, itum : revenir
res, rei, f. : la chose
rite, adv. : selon les rites
rumpo, rupi, ruptum, ere : briser, faire éclater, enfoncer ;enfreindre
rursus, inv. : de nouveau
saeuus, a, um : cruel
se, pron. réfl. : se, soi
secundus, a, um : second, favorable
semper, inv. : toujours
si, conj. : si
sic, inv. : ainsi ; sic... ut : ansi... que
similis, e : semblable
socius, ii, m. : l'allié
somnus, i, m. : le sommeil
spiro, as, are : souffler, être inspiré, bouillonner
sto, as, are, steti, statum : se tenir debout
sub, inv. : sous
subitus, a, um : soudain, subit
sum, es, esse, fui : être
terra, ae, f. : la terre
trabs, trabis, f. : la poutre, l'arbre
tu, tui : tu, te, toi
tum, adv. : alors
turbo, as, are : troubler
uarius, a, um : varié, divers
uero, inv. : mais
uerso, as, are : tourner souvent, faire tourner, remuer
uerus, a, um : vrai
uideo, es, ere, uidi, uisum : voir
uiso, is, ere, uisi, uisum : voir, visiter
umbra, ae, f. : l'ombre
uoco, as, are : appeler
uox, uocis, f. : la voix, la parole, le mot
uultus, us, m. : le regard, le visage
Zephyrus, i, m. : le zéphyr (vent d'ouest)
Commentaires
Enée est à Carthage;
ses vaisseaux sont prêts pour le départ; Didon est au désespoir.
En rêve, Enée
voit une apparition (forma dei) qu'il n'a aucune peine à identifier,
puisque c'est la seconde fois que Mercure s'adresse à lui. Cependant,
la première rencontre a eu lieu dans l'état de veille. Le
passage mérite d'être cité, puisque Virgile y renvoie
explicitement.
(Jupiter) avait à peine
parlé que Mercure se préparait à obéir aux
ordres de son souverain père. Il attache à ses pieds ses
sandales d'or dont les ailes, aussi rapides, que le vent, le portent dans
les airs au-dessus des eaux et de la terre. Puis, il prend sa baguette.
(...) Le dieu l' (Enée) aborde aussitôt : "Te voici
donc en train de fonder l'altière Carthage et, pour plaire à
ton épouse, de lui bâtir une belle ville. Hélas, c'est
ainsi que tu oublies ton royaume et ta destinée ! Le roi des dieux
lui-même m'envoie vers toi du haut de l'Olympe lumineux. Il m'a
lui-même ordonné de t'apporter son message sur les souffles
rapides. A quoi penses-tu ? Dans quelle espérance perds-tu tes
jours sur les rives libyennes ? Si l'honneur des grandes choses n'a plus
rien qui t'enflamme, regarde Ascagne qui grandit, songe à l'héritage
de cet enfant à qui sont dus le royaume d'Italie et la terre
romaine."
VIRGILE, Enéide, 4, 238 - 242; 265 - 276 (trad. A. BELLESSORT)
On remarquera que lors de cette première entrevue, Mercure s'est
présenté à Enée sans artifice et sous son
apparence réelle : il porte ses sandales ailées et le caducée,
ce qui permet à un interlocuteur, quel qu'il soit, de l'identifier
(1). Par ailleurs, son rôle de messager de Jupiter constitue une
preuve supplémentaire de son identité.
On comprend dès lors qu'Enée ne puisse se tromper sur
l'identité de l'apparition, puisque Mercure se manifeste avec les
mêmes traits (eodem vultu) et la même complexion (omnia similis
explicité par vocem, colorem, crines, membra).
Lors de sa première visite, Mercure a ordonné à
Enée de quitter Carthage et le Troyen a obéi sans hésiter.
L'apparition de Mercure en rêve ne sert donc pas à rappeler
Enée à son devoir, mais à l'inciter à partir
immédiatement en raison de circonstances précises.
Le message de Mercure est double :
1. Le moment est favorable (v. 562).
2. La situation risque de se dégrader :
a) Didon qui n'a plus rien à perdre personnellement (certa mori)
est agitée de sentiments divers;
b) elle prépare des pièges pour les Troyens;
c) Enée risque de devoir combattre sur terre et sur mer;
d) la menace est située dans le temps : le lever du jour.
Enfin, Mercure, termine sur une maxime générale ("Souvent,
femme varie ...) dont la fonction est de prévenir une éventuelle
objection de la part d'Enée, fondée sur sa connaissance
des sentiments de Didon ("Didon m'aime, elle ne peut pas faire cela").
Enée se réveille, terrifié plus par l'intervention
divine que par les menaces contenues dans le message et ordonne le départ.
Une fois encore, le rêve n'est que le moyen de véhiculer
un message très clair, sans la moindre image symbolique. On peut
cependant se demander si la menace évoquée par Mercure a
une quelconque réalité : Didon évoque la possibilité
de poursuivre Enée, mais elle y renonce aussitôt (2); au
moment de l'appareillage, elle a un nouvel accès de colère,
mais sans le plus petit début de passage à l'acte (3) et
finalement elle se limite à proférer contre Enée
des malédictions qui, pour une bonne part, s'accompliront dans
des siècles (4).
La connaissance que les dieux ont de l'avenir est ici problématique
:
1. Ou Mercure a gonflé un danger à peu près inexistant,
peut-être parce qu'il doutait de la fermeté d'Enée
qui est pourtant présenté comme certus eundi.
2. Ou ignorant que Didon se bornerait à retourner toute l'agressivité
contre elle-même, il pouvait craindre qu'Enée ne soit réellement
menacé.
Cette deuxième hypothèse fait naître une deuxième
question : a-t-il agi sur ordre de Jupiter, comme la première fois
?
1. Si oui, Jupiter sait cependant qu'Enée ne subira aucun dommage
de la part de Didon.
2. Si non, il faut admettre que Mercure, de sa propre initiative, a
poursuivi la mission qui lui avait été confiée.
_______________________________
(1) On peut comparer avec 1, 402 - 409 où Vénus modifie
son apparence, avec comme conséquence qu'Enée ne la reconnaît
qu'au moment où elle s'en va.
(2) 4, 544 - 545
(3) 4, 590 - 595
(4) 4, 612 - 629
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