Annexe I : Le sens des prodiges Document 1 Et leurs troupes déjà se rassemblent en foule. On dirait les tribus compactes des abeilles, lorsqu'on les voit sortir du creux de quelque roche; en flots toujours nouveaux, sur les fleurs du printemps, elles volent par grappes. HOMÈRE, Iliade, 2, 86 - 89 Document 2 : Suspendues en grappes dans les maisons et dans les temples, elles donnent, tant pour les particuliers que pour les Etats, des présages souvent confirmés par des grands événements. Elles se posèrent sur la bouche de Platon encore enfant, faisant prévoir ainsi la suavité de sa si douce éloquence; elles se posèrent dans le camp de Drusus imperator, lors de l'éclatante victoire d'Arbalon, démentant ainsi les conjectures des aruspices pour qui c'est là toujours un sinistre présage. PLINE, HN, 10, 55
(Les Grecs sont entrés dans Troie. Après avoir combattu,
Enée rentre chez lui; il s'apprête à repartir.) A peine le vieillard avait-il parlé, qu'un coup de tonnerre soudain éclata à notre gauche et que, tombée du firmament à travers l'ombre, une étoile fit dans sa course une traînée de lumière. VIRGILE, Enéide, 2, 679 - 694 Document 4 : A cette date eut lieu au palais du roi un prodige aussi étonnant
par son aspect que par ses conséquences. Pendant le sommeil d'un
enfant nommé Servius Tullius, sa tête fut, dit-on, entourées
de flammes sous les yeux de plusieurs témoins. Aux cris que tous
poussaient devant ce prodige étonnant, la famille royale accourut,
et comme un serviteur apportait de l'eau pour éteindre le feu,
la reine l'arrêta, fit cesser le bruit, ordonna de ne pas toucher
à l'enfant, et de le laisser se réveiller lui-même.
Juste à son réveil, la flamme disparut. Alors, prenant à
part son mari, Tanaquil lui dit :"Vois-tu cet enfant que nous élevons
dans une condition si humble ? Sache qu'un jour, il sera notre rayon de
lumière en des moments critiques et le soutien de notre trône
ébranlé. Ce germe d'une gloire immense pour l'Etat et pour
notre maison, apportons toute notre sollicitude à le développer.
"Dès lors, ils se mettent à traiter l'enfant comme
leur fils et à lui faire acquérir toutes les connaissances
qui élèvent l'esprit au niveau d'une haute condition. Le
succès fut aisé, les dieux l'ayant à coeur. L'adolescence
développa en lui des qualités TITE-LIVE, 1, 39 Annexe II : Mephitis (Légende et vérité) Le dernier mot de notre extrait, mephitis, est un mot rare. Il signifie exhalaison sulfureuse, pestilentielle. C'est aussi le nom d'une divinité, la déesse Méphitis, honorée, entre autres lieux, dans un temple du pays des Hirpini, entre le Samnium et la Campanie. Les eaux sulfureuses étaient placées sous sa protection. Les Anciens établissaient assez naturellement un lien entre les vapeurs (exhalationes) sorties du sol et l'inspiration (spiritus) divine. Les littératures anciennes rapportent, généralement avec complaisance, le rôle décisif d'une réponse oraculaire, bien ou mal comprise, dans le brusque changement de destin survenu à un homme, une armée, un peuple qui ont consulté les dieux sur leur avenir. Dans l'Antiquité, le haut lieu du prophétisme et de l'inspiration, c'était Delphes. Après avoir mâché du laurier et bu l'eau de la source sacrée, la prophétesse (la Pythie), installée sur son trépied dans l'adyton du temple, entrait en transe et prononçait des paroles inspirées dont un prêtre donnait la traduction. Même si nous savons des choses précises sur le fonctionnement de l'oracle, l'ensemble nous est mal connu. Ainsi, l'ivresse de la Pythie est attribuée à des vapeurs sulfureuses montant des crevasses du sol de la grotte : c'est un phénomène qu'on ne met guère en doute. A. La position de Pline l'Ancien est, à cet égard, exemplaire. Dans un passage où il met en lumière la variété, la richesse du sol et du sous-sol, Pline parle des émanations dangereuses montant des crevasses et cite
PLINE L'ANCIEN, II, 208, Les Belles Lettres, trad. J. Beaujeu. B. Bien avant Pline, Cicéron s'est posé des questions
sur les exhalaisons delphiques et certaines restaient sans réponses.
A son époque, déjà, la véracité de
l'oracle n'est plus ce qu'elle était. Notre orateur s'attaque au
crédit de Delphes tandis que son frère Quintus prend sa
défense. Voici les arguments "pour" et les arguments
"contre". "Précisément parce que l'oracle de Delphes est maintenant quelque peu déchu de sa gloire, parce que les réponses de la Pythie ne s'accordent plus aussi bien avec les événements réels, on doit juger qu'il n'aurait pas eu la réputation dont il a joui s'il n'avait été véridique au plus haut point. Il se peut que cette force émanée de la terre qui agitait divinement l'âme de la Pythie se soit épuisée à la longue comme il arrive que les cours d'eau tarissent et disparaissent ou comme nous les voyons abandonner leur lit et suivre un autre cours. Mais qu'il en soit comme tu voudras, c'est une grosse question : je maintiens qu'à moins de renverser toute l'histoire on ne peut nier que pendant des siècles cet oracle a dit la vérité." CICÉRON, de divinatione, I, 19, Garnier, trad. Ch. Appuhn.
Contre :
CICERON, de divinatione, II, 57, Garnier, trad. Ch. Appuhn
PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 432, D-E, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière. Il nous conte aussi comment les hommes ont découvert les vertus divines du site de Delphes. "Il ne faut donc pas s'étonner que, parmi tant d'exhalaisons
que la terre fait jaillir, celles d'ici soient les seules à disposer
les âmes à l'enthousiasme et à la révélation
de l'avenir. Et la tradition assurément est d'accord avec cette
opinion. On raconte en effet qu'ici la vertu propre du lieu se manifesta
pour la première fois lorsqu'un berger, après y être
tombé par hasard, se mit à proférer des paroles inspirées;
tout d'abord ceux qui se trouvaient là s'en moquèrent, mais
plus tard, lorsque les prédictions de cet homme se furent réalisées,
on en conçut de l'admiration. Les plus savants des Delphiens disent
que le PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 433, C. Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière. L'aspect du sol n'est pas immuable. Le site de Delphes fut détruit, en 373 av. J-C, par un tremblement de terre, Plutarque en a eu connaissance. Ces phénomènes naturels,- chantoirs, glissements de terrain, ... - pourraient expliquer l'éclipse du sanctuaire dont Plutarque avait la charge. "Tous ces phénomènes, l'école d'Aristote déclare qu'ils sont produits au sein de la terre par les exhalaisons et que, s'ils disparaissent, changent de lieu et surgissent à nouveau, c'est nécessairement en liaison avec elles. De même en ce qui concerne les vapeurs prophétiques, il faut bien comprendre que la force qu'elles possèdent n'est pas éternelle, ni exempte de vieillesse, mais au contraire sujette à des altérations. Il est vraisemblable en effet que des pluies diluviennes les étouffent, que la foudre en tombant les dissipe et surtout qu'après les tremblements de terre, qui entraînent des affaissements et des exhaussements dans les profondeurs du sol, ces vapeurs se trouvent déviées ou même complètement refoulées. C'est ainsi qu'en ce lieu où nous sommes subsistent, dit-on, les traces du grand séisme qui renversa cette ville." PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 434 B-C, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière. Plutarque pense que le fonctionnement de l'oracle de Delphes n'est pas mécanique, qu'il serait soumis à des cycles.
PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 437, C-D, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière.
M. DELCOURT, Les grands sanctuaires de la Gréce, Paris, PUF, 1947,
p. 79. Conclusion 1. L'existence de vapeurs sulfureuses à Delphes pose problème. 2. Quoi qu'il en soit, dans l'esprit des Anciens, le délire divinatoire et les émanations sont incontestablement liés. 3. Le pouvoir des émanations sulfureuses était l'objet d'un débat : accepté sans discussion par Pline et moyennant quelques restrictions par Quintus Cicéron et Plutarque, il est contesté par Marcus Cicéron. 4. Remarquons enfin que ce débat n'a aucune place dans l'Enéide; l'opinion personnelle de Virgile à vrai dire importe peu et il y a peu de chance pour que nous ayons un jour quelque lumière à ce sujet. Dans l'épopée, les pouvoirs mystérieux n'ont pas à être soumis à une critique spéculatoire. |