- Les Romains nourrissaient des préoccupations continuelles
concernant leur avenir, tant collectif qu'individuel et on sait l'importance
qu'ils attachaient aux diverses formes de divination. Cette pratique
repose sur quelques idées fondamentales : L'univers est
parcouru de connexions secrètes et symboliques; les débusquer
peut mener à la connaissance de l'avenir (1).
- Ces révélations peuvent avoir un caractère conditionnel
(si tu fais ceci, tu échoueras) (2).
- Les dieux connaissent l'avenir -au moins partiellement et à
des degrés divers (3) - peuvent communiquer aux hommes des informations
à ce sujet; le moyen le plus direct est l'oracle (c'est le dieu
qui parle), mais il en est d'autres.
- Les dieux transmettent souvent leurs informations (ou leurs avertissements)
aux hommes par des signes.
- Ces signes sont interprétables, mais cette interprétation
peut être problématique; parfois, elle
nécessite l'intervention d'un spécialiste.
Le rêve occupe dans
la divination une place importante, soit parce qu'il est le véhicule
d'une consigne, soit parce qu'il annonce l'avenir. Il s'agit dans les
deux cas de révéler ce qui adviendra (ou pourrait advenir),
mais les perspectives sont assez différentes : dans le premier
cas, nous sommes dans le domaine de l'ordre (ou du conseil), dans le second,
de la révélation.
- La pratique de l'incubatio illustre parfaitement la première
possibilité : il s'agit d'une méthode utilisée
dans les sanctuaires des dieux guérisseurs; le malade passe la
nuit dans l'enceinte sacrée; en rêve, il reçoit
la visite du dieu qui lui indique le remède à son mal.
- Dans le second cas, le rêve apparaît souvent comme une
énigme qui demande à être décryptée,
soit par le sujet lui-même, soit par le truchement d'un devin.
Les exemples sont innombrables dans le mythe (4) et dans l'histoire
(5). Il est clair que la psychanalyse ne procède pas autrement
pour interpréter les rêves; cependant, plutôt que
d'y voir l'annonce d'un avenir déjà écrit, elle
y verra l'expression de désirs ou de hantises.
Si on s'efforce de retrouver
ces schémas généraux dans l'Enéide, on aboutit
aux constatations suivantes:
- Les rêves faits par différents personnages (Didon, Enée,
Turnus) (6) relèvent tous, à l'exception d'un seul (7),
de la communication d'information; un dieu ou un fantôme informe
le rêveur d'un passé qu'il ignore, de faits présents
ou de l'avenir et de ce qu'il doit faire. La signification du rêve
est directement perçue, sans médiation aucune (ni interprétation
symbolique, ni intervention d'un devin) (8).
- En l'état de veille, les héros sont confrontés
à des prodiges, manifestations insolites qui les laissent parfois
perplexes et qui nécessitent une démarche interprétative
de type symbolique (9).
Bref, Virgile ne recourt pas
(ou fort peu) à l'interprétation symbolique des rêves
(que l'Antiquité connaissait et que nous pratiquons encore, quoique
dans des optiques fort différentes), mais applique ce type d'interprétation
aux prodiges (ce que les Anciens faisaient couramment et que nous ne faisons
plus, exception faite peut-être des sujets particulièrement
superstitieux).
_____________________________________
(1) l'haruspicine, par exemple, repose sur cette conception : les entrailles
des victimes sont censées être le reflet de l'univers; voir
le foie de Plaisance divisé en zones astrales.
(2) la littérature est pleine d'exemples d'avertissements sans
effet : à titre d'exemples, les poulets sacrés jetés
à la mer par P. Claudius (V.-M., 1, 4, 3) ou les avertissements
inutiles de la défaite de Carrhae (V.-M., 1, 6, 11 et CIC., de
div., 2, 84).
(3) En., 1, 229 - 236 : Vénus croit que Jupiter est revenu sur
ses promesses; elle est donc informée d'une portion de l'avenir,
mais ce qu'elle voit semble indiquer que Jupiter a changé d'avis
sur la question; et 257 - 262 : Jupiter la rassure et pour ce faire, lui
dévoile ce qu'elle ignore encore.
(4) Hécube, enceinte de Paris, rêve qu'elle accouche d'une
torche; l'enfant à naître sera la cause de la chute de Troie.
(5) entre mille exemples possibles, Alexandre, assiégeant Tyr
rêve d'un satyre; le rêve est interprété comme
l'annonce de la prise de la ville (= Tyr est à toi) (ARTEMIDORE,
4, 24). Freud cite cette anecdote comme exemple de rêve basé
sur un calembour (Introduction à la psychanalyse, éd. Petite
bibliothèque Payot, p. 221).
(6) voir annexe ci-après
(7) Il s'agit du rêve où Didon se voit abandonnée
(4, 465 - 468) : c'est le seul rêve qui ne comporte ni message verbal,
ni consigne; son contenu est uniquement constitué d'images. Il
est clair que nous avons là une transposition des inquiétudes
de Didon.
(8) Pour reprendre la définition d'Artémidore (4, 1), les
rêves de l'Enéide sont plutôt de type "théorématique";
voici ce qu'il entend par là : "Dans tout l'ensemble des rêves,
nous nommons les uns "théorématiques", les autres
"allégoriques" : théorématiques, ceux qui
ont un accomplissement tout pareil à ce qui a été
vu, allégoriques, ceux qui indiquent l'accomplissement signifié
au moyen de symboles énigmatiques." Par ailleurs, Cicéron
( de div., 2, 61), critiquant l'interprétation des rêves,
dit ceci : "Pourquoi la divinité, si elle a des conseils à
donner aux hommes, ne leur dirait-elle pas simplement : "Fais ceci,
ne fais pas cela", et pourquoi ne donnerait-elle pas cet avertissement
à l'homme éveillé plutôt qu'à l'homme
plongé dans le sommeil ?" C'est en gros de cette manière
que fonctionnent rêves et apparitions dans l'Enéide.
(9) il faut citer aussi deux prodiges dont le rôle n'est pas expressément
d'annoncer l'avenir :
- en 5, 84 - 103, à l'occasion d'un sacrifice aux Mânes
d'Anchise, un serpent sort du tombeau, goûte au banquet
sacrificiel et retourne d'où il vient. Énée se
demande s'il s'agit du Génie du lieu ou du serviteur de son père.
Quoi qu'il en soit, il y
voit une approbation de sa pietas;
- en 8, 520 - 540, des armes s'entrechoquent dans le ciel; Énée
l'interprète comme l'accomplissement d'une prédiction
(une guerre se prépare) et d'une promesse de sa mère (des
armes divines). Signalons au passage que la promesse ne figure nulle
part dans l'Enéide.
ANNEXE : LES RÊVES DANS L'ENEIDE
1, 353 - 359 : Didon rêve. Sychée lui apparaît. Sychée
révèle à Didon qu'il a été assassiné
et par qui; il lui conseille de quitter Tyr et lui en révèle
le moyen.
2, 268 - 297 : Énée rêve. Hector lui apparaît.
Troie est prise; Énée doit fuir avec les Pénates;
après une longue errance, il leur trouvera un refuge.
3, 147 - 171 : Énée rêve. Les pénates lui apparaissent
au nom d'Apollon : La Crète n'est pas le terme du voyage; Énée
doit aller en Hespérie.
4, 351 - 355 : Énée rêve. Anchise lui apparaît
: Énée ne doit pas faire perdre à Ascagne le royaume
d'Italie que le destin lui réserve
4, 465 - 468 : Didon rêve. Énée lui apparaît.
Énée chasse Didon; elle erre seule.
4, 554 - 572 : Énée rêve : Mercure lui apparaît.
Énée doit partir immédiatement; s'il s'attarde sa
flotte sera détruite.
7, 413 - 455 : Turnus rêve : Alecto, sur l'ordre de Junon et sous
les traits de sa prêtresse, apparaît. Latinus va donner sa
fille à Énée; Turnus doit appeler à la guerre
pour défendre son droit; Turnus lui répond qu'il sait ce
qu'il doit faire; Alecto reprend alors ses propres traits et terrifie
Turnus.
8, 18, 65 : Énée rêve. Le Tibre lui apparaît.
Le Tibre confirme à Énée qu'il est arrivé
au terme de son voyage; il trouvera à son réveil la truie
blanche de la prophétie; Albe sera fondée par Ascagne; il
conseille à Énée de s'allier à Evandre.
|