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Chassé par les étrangers

      je donne la traduction du Révérend Père Tarteron, de la Compagnie de Jésus, qui doit dater du début du dix-huitième siècle. J'ai respecté la graphie de l'époque. Le passage entre crochets avait été supprimé par l'honnête jésuite. Qu'il me pardonne de l'avoir rétabli.

      Je vous dirai franchement en deux mots les gens que j'évite & que je ne puis souffrir. J'abhorre une ville toute grecque. Les Grecs ne sont pas cependant le plus grand nombre. Il y a long-tems que l'Oronte roule dans le Tybre ; & il y a long-tems que l'on voit regner à Rome, les mœurs, les discours, les instrumens & les Musiciens de Syrie [, et les filles que l'on prostitue près du cirque]. Romulus, vos Romains qui ne sçavoient autrefois ce que c'étoit que délices, qui menoient une vie dure & austere, sont maintenant perdus de mollesse ; ils sont vétus d'une robe comme nos Gladiateurs ; ils en font le métier, & pendent à leur cou tout embaumé, les marques de leur victoire. Au lieu que des étrangers se rendent maîtres ici de tout. L'un vient de Sicyone, l'autre de Samos. Celui-ci de Tralles, l'autre d'Amydon ; mille autres enfin, d'Andros & d'Alabande, viennent d'abord se loger sur le Mont Esquilin, & sur le Mont Viminal, pour s'insinuer ensuite dans les maisons des Grands, et les abîmer. Ils ont l'esprit vif & subtil ; ils sont d'une impudence achevée ; ils parlent avec plus de rapidité & d'éloquence qu'Isaeus. Que pensez-vous que soit un Grec ? C'est un homme universel : il est, à l'entendre, Grammairien, Rhéteur, Peintre, Géomètre, Baigneur, Augure, Danseur de corde, Médecin, Magicien : enfin il n'y a rien qu'il ne sçache. Commandez à un Grec affamé de monter aux Cieux, il n'hésitera pas. En un mot, Dédale n'étoit ni Thrace, ni Maure, ni Sarmate, il étoit Grec assurément, & né à Athènes. Et je n'éviterai pas la vûë de ces gueux qu'on voit maintenant vêtus de pourpre ? Quoi un Grec signera devant moi ? On le mettra à la place d'honneur dans un festin ? Cet esclave de Syrie qui est venu à Rome dans le même vaisseau que les prunes & les figues qu'on apporte de ce païs-là ? Tant il est vrai qu'il faut compter pour rien, d'avoir en naissant respiré l'air de Rome ! d'y avoir été élevé & nourri des excellentes olives de Sabine !

Commentaire et pistes d'études
  1. Relevé des mots étrangers, groupés par rafales dans les vers 67-8, 69-70 et 76-7. Juvénal les prend sans doute dans la bouche des Romains qui adoptent des mots grecs en les latinisant, un peu comme nous faisons avec l'anglais. Il cite aussi les immigrés qui accumulent les métiers dont la plupart portent des noms grecs. La traduction citée a le défaut de ne pas reprendre tels quels ces mots, ce que fait la traduction Labriolle-Villeneuve dans la collection Belles Lettres.
  2. Relever aussi les arguments qui renforcent la xénophobie : l'apostrophe à Quirinus-Romulus ; les villes et les objets étrangers ; l'inversion des cultures : le paysan typiquement romain s'hellénise, mais l'étranger se met à porter la toge prétexte des magistrats romains.
  3. Les éléments qui tempèrent la colère de Juvénal : L'expression in caelum ire, qui correspond à peu près à notre aller décrocher la lune, est reprise stricto sensu dans l'allusion à Dédale. On comprend nettement le dynamisme et la pugnacité des immigrants, qui bravent courageusement leurs difficultés. Enfin, on distingue une hiérarchie dans ces étrangers. Les premiers vers semblent accorder la préférence aux authentiques Achéens.
  4. Les termes typiquement romains : l'olive, l'Esquilin, le Viminal, les Quirites, le cirque. Ces éléments s'opposent souvent aux homologues étrangers. Ainsi l'olive de la Sabine et les prunes qui accompagnent l'étranger dans son voyage.
  5. Droit du sol. Nous sommes sans doute sous Trajan, et la ciuitas est progressivement accordée non plus selon le sang, mais selon le sol. L'argument de Juvénal reprend donc cette idée : le Romain est celui qui a respiré en naissant l'air de Rome. On pourra comparer cette idée au débat récent droit du sol / du sang.