Le texte de ce roman est si clair, le récit si intéressant et riche en péripéties, qu'on serait tenté par une étude intégrale. J'ai été arrêté par la place énorme qu'y prend sous plusieurs formes l'inceste père-fille. Heureusement, on peut facilement isoler des extraits comme celui-ci.
Au moment où commence l'extrait, la princesse est follement tombée amoureuse de son maître, et elle est dans un état d'extrême faiblesse.
Pistes d'étude
- La structure du conte : relever les répétitions tant dans la forme que dans le récit ; retrouver certains éléments dans d'autres contes ; recherche des topoi : le roi bon, sa fille pudique, le palais, la ville et les sujets. On peut aussi relever l'art de la narration dans la phrase du roi : studiis vacat et prae amore studiorum imbecillis iacet : l'auditeur attendrait presque : prae amore magistri, mais le roi est complètement ignorant de l'amour de sa fille.
- Les usages dans la basse antiquité, et au début du Moyen-Age : relever des comportements qui ne sont plus en usage de nos jours (e.g. deux hommes se tenant par la main dans la rue) ; Les vocatifs eux-même sont très précis : magister est le maître qui enseigne, alors que dominus, a est une personne de rang supérieur. tout cela rend à plusieurs endroits la traduction fort délicate. La fille du roi peut se prononcer sur le choix de son mari, ce qui est étonnant pour l'époque. Elle n'ose pas cependant nommer Apollonius, et le désigne par une énigme, si bien que le roi sera obligé de demander aux prétendants lequel a fait naufrage. Quant à Apollonius, c'est sans doute à cause de son rang de serviteur qu'il n'ose se déclarer. Est-il d'ailleurs amoureux ? On peut longtemps discuter sur la manière dont il rabroue la jeune fille : Domina, es nondum mulier et male habes ! jalousie ? réelle autorité ? Lorsqu'il se réjouit du prochain mariage de son élève, est-il sincère ?
- L'écrit : codicelli, en latin classique codicilli, signifie tablettes à écrire : deux planchettes de bois articulées, et que l'on scelle en imprimant dans la cire l'empreinte de son anneau après les avoir refermées à la manière d'un livre. Les mots codicellos patris tui montrent que ces tablettes appartiennent au roi, qui doit les porter sur lui en permanence. Ces tablettes sont encore utilisées, à l'époque où le parchemin est bien répandu. Pourquoi ont-elles survécu ?
- Les traces de l'Antiquité : La référence évidente à une phrase de Cicéron : Epistula enim non erubescit ( Fam, 5, 12, 1). Il est plus facile d'écrire ce qu'on n'ose pas dire. On en trouvera d'autres dans le vocabulaire (forum) et dans les usages : le tutoiement est général, mais on trouve aussi filiam vestram ;
- Inversement, on peut aussi rechercher les prémisses du Moyen-Age et de la fin'amor : le côté didactique de la chanson de geste et de la chevalerie, et surtout la réponse énigmatique de la fille du roi.
- Les hommes, l'amour et la société : présenter les conflits en présence : Apollonius n'est (pour l'instant) qu'un serviteur. Une alliance avec la fille du roi est impensable. C'est sans doute l'explication du silence d'Apollonius, qui a dû pourtant comprendre que la princesse l'aimait.
Essai de traduction
(19)Or le roi, quelques jours après, alla dans la rue tenant Apollonius par la main, et se promena avec lui. Trois jeunes étudiants des meilleures familles, qui depuis longtemps demandaient sa fille en mariage, le saluèrent tous les trois en même temps de la même manière. Cela fit sourire le roi, qui leur dit : Pourquoi donc m'avez-vous salué en même temps de la même manière ? L'un d'entre eux dit : En différant trop souvent, tu nous lasses lorsque nous demandons votre [ta] fille en mariage. Aussi nous sommes venus le faire ensemble aujourd'hui. Choisis celui d'entre nous que tu veux avoir pour gendre. Le roi dit : Vous ne faites pas votre demande au bon moment, car ma fille fait ses études, et sa passion pour les études lui a pris toutes ses forces. Mais pour que vous ne pensiez pas que je diffère plus longtemps, écrivez sur ces tablettes votre nom et le montant de votre dot. Je transmets cette tablettes elle-même à ma fille, et qu'elle choisisse celui qu'elle veut avoir pour mari. Et les trois jeunes gens inscrivirent leur nom et le montant de leur dot. Le roi prit les tablettes, les scella de son anneau et les donne à Apollonius, disant : Si cela ne t'offense pas, prends ces tablettes, toi qui es son maître, et porte-les à ton élève, car ta place est là-bas.
(20) Apollonius, après avoir pris les tablettes, va au palais, entra dans la chambre et remit les tablettes. La jeune fille reconnut le sceau de son père, et dit à l'homme qu'elle aimait : Pourquoi donc, maître, es-tu entré seul dans ma chambre ? — Madame, répondit Apollonius, tu n'es pas encore femme et tu te comportes malhonnêtement ! Mais prends plutôt les tablettes de ton père et lis les noms des trois prétendants. Alors la jeune fille ouvrit les tablettes, et lut. Elle lut jusqu'au bout, mais ne lut pas, comme elle aurait voulu, le nom de celui qu'elle aimait. Et se tournant vers Apollonius, elle lui dit : Maître Apollonius, cela ne te fait donc pas de peine, que je me marie ? Apollonius dit : Au contraire, je te félicite de te marier avec celui que désire ton cœur, après avoir appris tant de choses grâce à moi, et par la volonté de Dieu. Alors la jeune fille lui dit : Maître, si tu étais amoureux, tu regretterais plutôt de m'avoir instruite. Elle écrivit sur les tablettes et les remit au jeune homme scellées de son anneau. Apollonius les rapporta en ville et les remit au roi. Le roi prit les tablettes, en rompit le cachet et les ouvrit. Sa fille y avait écrit : Bon roi, et père excellent, puisque dans l'indulgence de ta clémence tu me le permets, je dirai : je veux pour époux celui qui a perdu son patrimoine dans un naufrage. Et si tu t'étonnes, père, qu'étant une fille si pudique j'écrive si impudiquement, sache que je demande par la cire, qui n'a pas de honte. [parce que la cire ne rougit pas .]